l’Humanité au tribunal, poursuivie par une esclavagiste saoudienne
En 2022, l'Humanité avait publié une enquête sur des pratiques d’esclavage moderne en plein Paris. Le journal était poursuivi en diffamation par une Saoudienne condamnée pour « traite d’êtres humains » et en fuite.
On peut être une journaliste « expérimentée et appréciée », selon les termes du parquet, et être submergée par l’émotion à la barre d’un tribunal. Ce mardi 9 juillet, devant la 17e chambre correctionnelle spécialisée dans le droit de la presse, c’est le cas de Rosa Moussaoui. Poursuivie, ainsi que les représentants légaux de l’Humanité – Anthony Daguet et Fabien Gay — pour « diffamation publique envers un particulier », la voix de notre consœur chavire.
Elle évoque un « sentiment d’effroi » face à une plainte déposée depuis l’Arabie saoudite, « un pays où les médias ne sont pas libres, où les journalistes sont étroitement surveillés ». Elle parle de la « terreur » éprouvée, aujourd’hui encore, par les jeunes femmes dont son enquête révélait le sort. « Elles ont été courageuses. On tente de les réduire au silence. » Elles n’ont pas osé venir témoigner.
L’artiste saoudienne Shalemar Sharbatly lance les poursuites depuis Djeddah
L’objet du litige ? « Une enquête sur un fait social, celui de l’esclavage moderne », rappelle la journaliste. Publié sur notre site le 8 février 2022 sous le titre « Des esclaves de maison en plein Paris exploitées par des familles du Golfe », l’article de Rosa Moussaoui évoque la situation dramatique de plusieurs domestiques Philippines et Éthiopiennes.
Des jeunes femmes qui, selon l’interprète Éthiopien Alex Mesfin, cité comme témoin, « font partie du bagage » des familles qu’elles servent et ignorent bien souvent dans quels pays elles atterrissent. « Notre journal prend le parti des travailleurs, explique Anthony Daguet au tribunal. Quand ils sont invisibilisés, on les rend visibles. »
Trois de ces jeunes femmes étaient au service de l’artiste saoudienne Shalemar Sharbatly. Coups. Insultes. Conditions de travail indignes. Grâce à la mobilisation de plusieurs associations, elles ont pu s’échapper, porter plainte et médiatiser leur affaire. En juillet 2020, leur employeuse saoudienne est reconnue coupable de traite d’être humain et condamnée à trois ans de prison ferme. Elle fait appel et, à la faveur de l’allègement de son contrôle judiciaire, parvient à prendre la fuite. L’article de l’Humanité paraît à la veille de l’audience en appel, qui confirmera sa condamnation à trois ans de prison.
En application de la politique éditoriale de l’Humanité – qui consiste à les publier quasi systématiquement — Shalemar Sharbatly obtient quelques jours plus tard l’insertion d’un droit de réponse sur le site du journal. De Djeddah, elle multiplie les poursuites contre les articles la visant : ainsi, outre l’Humanité, les journaux le Figaro, le Parisien et Capital font l’objet eux aussi de plaintes en diffamation – Capital a été relaxé, on attend les autres décisions.
Cette enquête est un « sujet d’intérêt public »
Que conteste la Saoudienne, en fuite, dans l’article de Rosa Moussaoui ? Que reproche-t-elle à ce travail « sérieux », appuyé sur « des sources différentes » et « plusieurs éléments de preuve vérifiés », comme le qualifie le parquet ? Ni la violence, ni les injures, ni les horaires de travail à rallonge infligés à ses employées et décrits par la journaliste. Une seule chose émeut Shalemar Sharbatly : qu’on lui impute la confiscation des passeports de ses domestiques.
Une pratique pourtant « systématique » dans ce type de dossiers, rappelle Rosa Moussaoui, qui a déjà écrit plusieurs fois sur des sujets similaires. Mais qui, en l’occurrence, n’a pu être formellement démontrée par l’enquête judiciaire – le tribunal n’a pas condamné Shalemar Sharbatly sur cet élément. « Ce dossier pose une question simple : un journaliste peut-il aller plus loin que ce que dit une décision de justice ? », interroge Me Julien Zanatta, l’avocat de la Saoudienne.
« Ce n’est pas un problème pour elle d’avoir été condamnée pour traite d’êtres humains, ironise Me Olivia Levy, au nom de l’Humanité. Ce qui la gêne, c’est qu’on dise qu’elle confisque les passeports. » Saluant dans cette enquête « un sujet d’intérêt public », le parquet minimise la portée de la plainte et relativise la notion de « vérité judiciaire ».
« Quand on ne condamne pas, cela ne veut pas dire que ça ne s’est pas passé, mais qu’on n’a pas assez d’éléments pour l’établir », indique la procureure, en rappelant que les trois jeunes domestiques « ont toujours reconnu que leurs passeports leur avaient été confisqués ».
La plainte visant l’Humanité est « indécente », s’insurge Me Joséphine Sennelier. « On utilise votre tribunal pour pressuriser des victimes », estime l‘avocate du journal. La procédure, « abusive » selon elle, doit être annulée. « Nous devons montrer à Shalemar Sharbatly qu’elle n’a pas tous les pouvoirs. Pas ici, en tout cas. » Le tribunal joint cette demande au fond. Sa décision, mise en délibéré, sera rendue le 23 septembre 2025.
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