L'Humanité. Immigration. À Bruxelles, l’ignominie atteint le sommet
Criminalisation des réfugiés et externalisation des frontières : en tombant dans le piège tendu par les extrêmes droites sur les migrants, les dirigeants européens enterrent toutes leurs valeurs déclarées et continuent de creuser.
Réunis en conseil à Bruxelles à partir de ce jeudi après-midi, les chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne (UE) s’apprêtent à plonger le continent dans ce qui restera peut-être comme l’une de ses nuits les plus noires.
Entrée au gouvernement de l’extrême droite en Italie et en Autriche, renforcement des pouvoirs conservateurs nationalistes à l’Est sur fond d’hystérie xénophobe, glissements toujours plus flagrants – voire dérapages à droite toutes – sur des lignes identitaires des formations conservatrices, mais également d’une partie de la social-démocratie, coups de boutoir de Donald Trump, etc.
En quelques semaines, l’agenda officiel de l’UE a été complètement retourné : aux oubliettes, ou presque, les projets de refonte de la zone euro mis en avant par Emmanuel Macron !
Les politiques d’immigration occuperont l’essentiel des échanges et, à l’intérieur même de ce champ, les thèmes de l’asile et de la « relocalisation » – le partage entre tous les États de l’UE des réfugiés reconnus en tant que tels –, qui devaient être au cœur des débats, seront supplantés par celui du renforcement des frontières extérieures, alors que la Commission vient d’annoncer le triplement du budget alloué à leur renforcement.
Pas de consensus chez ces gens-là
Même s’il est tout à fait possible qu’aucun accord ne se dégage vendredi à l’aube – réunis en minisommet, dimanche dernier, en l’absence du groupe de Visegrad (Hongrie, Pologne, Slovaquie et République tchèque) et des pays Baltes, les chefs d’État n’ont pas trouvé de consensus –, ce bouleversement de l’ordre du jour du sommet européen ne manquera pas de produire des effets délétères : il survient sur fond de multiplication de grossières opérations politiciennes qui, conjuguées, font céder un peu plus toutes les digues de la solidarité.
C’est Matteo Salvini, le dirigeant de la Lega (extrême droite), qui, à peine nommé ministre de l’Intérieur au sein du gouvernement de coalition avec le Mouvement 5 étoiles, interdit à l’Aquarius, le navire de l’ONG SOS Méditerranée, avec, à bord, 630 migrants sauvés de la noyade, de débarquer dans un port italien.
Ce sont les alliés bavarois d’Angela Merkel qui menacent de se caler sur les positions de l’Autriche.
C’est le chancelier autrichien, justement, Sebastian Kurz, qui gouverne avec le FPÖ (extrême droite), qui, prenant la présidence tournante de l’Union européenne à partir du 1er janvier, tente d’imposer sa marque : dans un document de travail, les diplomates autrichiens décrivent désormais les migrants comme de purs produits de contrebande (« smuggled migrants » dans la version anglaise), ce qui revient à les transformer en criminels ou, au mieux, en complices du trafic.
C’est encore Viktor Orban, le premier ministre hongrois, qui fait passer un arsenal de lois contre les ONG accusées d’aider les migrants, stipulant par ailleurs qu’aucune institution ne peut porter atteinte à « la composition de la population », accréditant les thèses nauséabondes du « grand remplacement », très en vogue également en Pologne…
C’est enfin – pas plus tard qu’hier – le premier ministre tchèque, Andrej Babis, qui se dit prêt à fermer ses frontières du jour au lendemain, histoire de dramatiser un peu plus une situation qui paraît pourtant assez éloignée de celle connue au plus fort de l’exil forcé des Syriens et des Irakiens il y a trois ans.
Face à ces déferlements idéologiques qui veulent accréditer l’idée fallacieuse d’une nouvelle « crise des migrants » menaçant directement l’Europe « chrétienne », l’Allemagne, la France et les institutions bruxelloises en tant que telles ne résistent pas autant qu’elles aimeraient le faire croire, bien au contraire.
Alors qu’à Berlin la chancelière est empêtrée dans ses difficultés (lire ci-contre), Emmanuel Macron a, comme chacun a pu le constater, fait le dos rond dans la crise de l’Aquarius, laissant à l’Espagne, dirigée par le socialiste Pedro Sanchez depuis quelques semaines, le soin d’autoriser le débarquement des centaines de rescapés à Valence.
Le président français en a rajouté hier dans le cynisme, en reprenant quasiment mot pour mot le discours de Salvini sur les ONG qui, avec leurs bateaux affrétés depuis l’arrêt, fin 2014, des sauvetages par la marine italienne (opération « Mare Nostrum »), sauvent des vies et aussi l’honneur de l’Europe.
Évoquant le navire allemand Lifeline qui devait finalement pouvoir accoster à Malte, Macron se veut cinglant :
« Au nom de l’humanitaire, il n’y a plus aucun contrôle.
À la fin, on fait le jeu des passeurs en réduisant le coût du passage pour les passeurs. »
Pour Philippe de Botton, président de Médecins du monde France, les associations sont victimes d’un faux procès.
« Nous venons en aide aux migrants sur un plan humanitaire, mais on ne fait absolument pas le jeu des passeurs, assure-t-il à l’AFP.
Ce qui fait le jeu des passeurs, c’est de criminaliser le sauvetage en mer ou de fermer les frontières.
Si on accueillait les gens avant d’étudier leurs cas, comme ça devrait être la règle, on casserait le marché des passeurs. »
Externalisation des frontières et criminalisation des migrants : plus qu’un réel tournant dans les politiques européennes sur l’immigration, les chefs d’État et de gouvernement des Vingt-Huit radicalisent encore des dispositifs qui, souvent meurtriers et parfaitement inhumains, sont déjà à l’œuvre.
Avant même l’accord scélérat, en mars 2016, entre l’Union européenne et Erdogan qui, contre des fonds européens, permettait le renvoi vers la Turquie des migrants fuyant la guerre en Syrie, l’Union européenne n’a cessé de porter des coups de canif aux conventions internationales.
C’est criant également avec la Libye : depuis plusieurs années, avant la chute de Kadhafi comme après, malgré le prix politique, hier, et en dépit du chaos, aujourd’hui, l’Union européenne alloue des fonds au pays qu’elle charge du contrôle de sa frontière extérieure.
Tout est permis pour contourner délibérément les obligations européennes et sous-traiter à un État non signataire de la Convention de Genève sur le statut des réfugiés, par ailleurs en proie à une guerre civile, le contrôle, la répression et, en vérité, la violence extrême contre des personnes exerçant leur droit à émigrer.
Le cynisme à tout-épreuve de Macron
Toutes les « solutions » qui doivent être examinées par les chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne vont dans la même direction.
En dehors des « pénalités financières » à l’encontre des États ne réalisant pas leurs objectifs en matière d’accueil de demandeurs d’asile – une idée lancée en l’air par Macron consistant à couper dans les fonds structurels des pays pas assez solidaires, mais absolument absente du brouillon de déclaration finale pour le sommet –, tout est concentré sur la lutte contre « l’immigration illégale » : augmentation des moyens dédiés à la protection militaire et policière des frontières extérieures, création de centres de « tri » des migrants dont tout indique qu’ils pourraient passer rapidement de l’« enregistrement » à la « détention », interdiction des débarquements des navires des ONG dans les ports européens et orientation vers des pays qui ne font pas partie de l’UE comme l’Albanie ou la Tunisie, etc.
Alors que, selon une enquête d’Associated Press publiée lundi, l’Algérie a abandonné depuis un an près de 13 000 migrants, y compris des femmes enceintes et des enfants, en plein Sahara, l’escamotage à grande échelle auquel rêvent désormais, sans vergogne, les dirigeants européens promet de nouvelles catastrophes humanitaires.
À Bruxelles, le premier ministre grec, Alexis Tsipras, risque de détonner, insistant sur les fortes réserves que lui inspirent les « centres de débarquement » en termes de compatibilité avec les conventions internationales.
Mais il faudra sans doute plus d’un couac pour annuler le concert d’ignominies racistes et xénophobes qui s’étend désormais jusqu’au sommet de l’Union européenne.
Une France qui se ferme de plus en plus, en instrumentalisant la lutte antiterroriste.
Le constat dressé par la Cimade dans un rapport publié hier sur les refoulements de migrants aux frontières est accablant.
L’association, qui s’est procuré des chiffres officiels, constate une hausse vertigineuse de ces « non-admissions ».
Leur nombre s’est élevé l’an dernier à 85 408, soit 34 % de plus qu’en 2016 (63 845 refus d’entrée).
En 2015, 15 849 non-admissions avaient été prononcées.
L’essentiel de ces décisions concerne la frontière franco-italienne, avec 44 433 non-admissions l’an dernier dans les Alpes-Maritimes (+ 42 % en un an), où les migrants tentent de gagner la France en passant par Vintimille.
Dans les Hautes-Alpes, les non-admissions ont bondi de 700 %, à 1 899 au total l’an dernier.
Même chose dans les Pyrénées-Orientales : les refus sont passés de 26 en 2015 à 4 411 l’an dernier.
La France a réintroduit ces contrôles après les attentats djihadistes du 13 novembre 2015.
Mais pour la Cimade, on est face à un « détournement de la lutte antiterroriste ».
Pour preuve, aucun des points très fréquentés de la frontière franco-allemande n’est vérifié.
Le but reste le contrôle migratoire.
Les plus concernés par les non-admissions sont les Soudanais, Guinéens, Marocains et Ivoiriens.
Parmi ces refus d’admission, la Cimade a dénombré 17 036 mineurs.
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Criminalisation des réfugiés et externalisation des frontières : en tombant dans le piège tendu par les extrêmes droites sur les migrants, les dirigeants européens enterrent toutes leurs vale...
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