Élections en Turquie : le triomphe pour le parti islamiste et libéral AKP d'Erdogan, soutenu par le patronat turc et l'UE, inquiètent communistes et progressistes
Élections en Turquie : le triomphe pour le parti islamiste et libéral AKP d'Erdogan, soutenu par le patronat turc et l'UE, inquiètent communistes et progressistes
Article AC pour http://solidarite-internationale-pcf.over-blog.net/
Les élections législatives turques du dimanche 12 juin devaient éprouver la solidité du parti islamiste AKP. L'opposition de centre-gauche espérait qu'elle
marquerait l'usure du pouvoir pour un parti qui tient les rênes du pays depuis 2002.
Au contraire, l'AKP obtient un résultat historique, avec plus de 49,9% des voix, perdant certes 15 députés, mais conservant la majorité absolue avec 326
députés.
Le principal parti d'opposition, le parti de centre-gauche Kémaliste du CHP (Parti républicain du peuple) ne sort renforcé qu'en apparence avec 25,9% des voix et
135 députés, mais il grignote des voix sur les petits partis du centre et de gauche victimes de la dynamique du vote utile. A l'extrême-droite, le parti nationaliste MHP connaît un très léger
recul, obtenant 13% des voix et 53 députés.
La surprise est venue du Kurdistan, où les candidats duParti de la paix et de la démocratie (BDP)contraints par le pouvoir de se présenter comme indépendants et
soumis à des pressions et des chantages jusqu'au jour même de l'élection, obtiennent 6,3% des voix et raflent 36 députés.
Le Parti de la paix et de la démocratie, se réclamant du socialiste sera porteur de la voix des autonomistes Kurdes au Parlement turc. Le BDP est dans la ligne de
mire du pouvoir, qui le suspecte d'entretenir des liens avec le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), ce qui avait déjà causé le démantèlement de l'ex-Parti de la société démocratiquedont
il est issu.
Les deux partis se revendiquant du communisme obtiennent un peu moins de 100 000 voix (dont 60 000 pour l'officiel Parti communiste), victimes du vote utile à
gauche dans un pays où les communistes ne sont par ailleurs jamais réussi à obtenir une audience de masse.
De quoi l'AKP est-il le nom : un mouvement islamiste conservateur et libéral économiquement
Mouvement issu de divers courants islamistes, dont le Parti de la vertu, l'AKP en hérite une vision conservatrice de la société. Centré autour d'un retour à l' «
ordre moral », le discours de l'AKP s'axe sur une vision traditionnelle de la famille, reléguant la femme au foyer tout en défendant publiquement le port du voile. Erdogan a su jouer de cet
appel à la restauration de l' « ordre moral » pour discréditer ces opposants, mêlant juste avant le succès les leaders des partis d'opposition à des scandales sexuels, tandis qu'il opposait sa
propre image d'un modèle de piété.
Une position conservatrice socialement et moralement articulée à une politique économique ultra-libérale. Tout comme le parti Kémaliste dans les années 1980,
l'AKP a embrassé sans contradiction aucune une vision économique libérale suivant la politique dictée par le FMI : libéralisations, privatisations, restriction salariale et politique fiscale
favorable aux entreprises.
Erdogan multiplie les références à la démocratie chrétienne européenne pour tenter de rassurer les partis de droite européens sur sa compatibilité avec le
conservatisme traditionnel européen. Toutefois, par sa dynamique propre alliant « retour à l'ordre moral » et « ultra-libéralisme économique », l'AKP se trouverait plutôt à mi-chemin entre le
conservatisme social confessionnel et la mouvance néo-conservatrice libérale.
Le succès de l'AKP, pragmatisme et opportunisme : base populaire et soutien des milieux d'affaires
Le succès de l'AKP réside avant tout dans sa capacité d'allier une base électorale populaire avec le soutien des milieux d'affaires. Parti de masse, avec 5
millions d'adhérents et de cadres, l'AKP compte sur son organisation quadrillant le territoire et ses réseaux de clientèle pour asseoir sa base populaire.
L'AKP a su par ailleurs profiter habilement du malaise causé par le tournant « libéral-autoritaire » du parti kémaliste dans les années 1980 et remobiliser un
électorat populaire, issu essentiellement des zones rurales de l'Est anatolien et des petites villes de province, autour d'un discours centré donc sur l'ordre moral et la stabilité
économique.
C'est cette articulation d'une politique économique libérale et d'une stabilité politique conservatrice qui a également séduit le patronat turc, lassé en fin de
compte par l'incapacité du parti Kémaliste à parvenir à garantir cette stabilité institutionnelle.
En outre, le succès de la politique d'Erdogan réside également dans son pragmatisme, si ce n'est son opportunisme politique.
Capable de tenir un discours complètement différent selon ses divers interlocuteurs, Erdogan s'est fait à la fois la nouvelle plaque-tournante de l'OTAN en
Méditerranée orientale et le soutien prudent des pays Arabes dans la région, y compris contre Israël ; déterminé à transformer la Turquie en régime présidentiel taillé sur mesure pour lui, il
s'est fait en septembre 2010 le partisan « démocrate » de la réforme de la Constitution dictatoriale de 1982 ; enfin parsemant ses discours de références religieuses, et participant à la
ré-islamisation de la Turquie, il se montre plus prudent dans ses actes publics, réaffirmant sa fidélité au principe de laïcité de l’État turc.
Un modèle économique en surchauffe ? Croissance économique et persistance des inégalités et du chômage
Le « modèle économique » turc est avant tout la vitrine des recettes économiques du FMI.
Certes le tournant libéral date des années de 1980 et du début d'une politique de libéralisations et de privatisations remettant en cause les fondements
dirigistes du système économique kemaliste.
Toutefois, cette politique de privatisations a connu une accélération exceptionnelle sous le règne de l'AKP. Entre 2002 et 2007, ont été privatisées entre autres
les grands ports de Mersin et Izmir, les fleurons nationaux de la pétrochimie (Petkim), du pétrole (Tüpras), de l'aluminium (Eti Alüminym), de l'acier (Erdemir) et des télécoms (Türk Telecom).
L'année 2010 a été « une année historique pour les privatisations », dixit le responsable de l'Administration de privatisation Turque (OIB). 10,4 milliards d'actifs privatisés comprenant autres
les centrales électriques, les ponts et les autoroutes.
Si la Turquie est présentée comme l'élève vertueux du FMI, avec ses 9% de croissance encore en 2010, l'envers du décor est moins reluisant. La Turquie reste un
des pays les plus inégalitaires au monde, et Istanbul est désormais la quatrième ville au monde pour le nombre de milliardaires. Par ailleurs, le taux de chômage reste particulièrement élevé,
autour de 10%, en dépit d'une croissance de 5% par an depuis la crise de 2000-2001.
A terme c'est la viabilité même du « modèle économique » turc est en cause.
Avec un déficit commercial abyssal, de plus de 8 milliards d'euros, une dépendance vis-à-vis des capitaux étrangers et des ventes des actifs nationaux, l'économie
turque est en sur-chauffe. Son incapacité structurelle à monter en gamme, pour s'installer dans le créneau des industries de pointe à forte valeur ajoutée, et la prédominance d'un tissu de PME
où règne l'économie au noir soulève le risque d'une explosion du moteur du modèle turc.
La politique libérale du gouvernement Erdogan soutenue par l'UE, le patronat turc.. et la Bourse d'Istanbul
Les messages de félicitations rituels ont accompagné lundi la victoire de Recep Erdogan et de son parti. Celui de la Tusiad, le MEDEF turc, annonce la couleur. En
dépit des relations parfois houleuses entre le patronat et le parti d'Erdogan, la Tusiada salué la victoire d'Erdogan comme celle de la « stabilité économique », appelant le gouvernement à
poursuivre les réformes économiques et à s'engager sur la voie de l'adhésion à l'UE. Lundi, la bourse d'Istanbul marquait la victoire d'Erdogan par une hausse significative.
De son côté, l'Union européenne s'est également empressé de féliciter le dirigeant islamiste pour sa victoire. Herman van Rompuy et José Manuel Barroso lui ont
adressé un communiqué commun où il se félicite « pour les résultats des élections tenues le 12 juin. ». Selon les dirigeants de l'UE « Le résultat ouvre la voie à un renforcement des
institutions démocratiques de la Turquie ainsi qu'à une modernisation du pays, dans la ligne des valeurs et standards européens ».
Adoubé par le patronat turc et européen, Erdogan a donc les mains libres pour continuer ses « réformes » économiques et politiques qui menacent les fondements du
régime laïc turc issu du kémalisme ainsi que le peu qu'il restait d'économie publique en Turquie.
Les communistes mettent en garde contre une dérive autoritaire-islamiste et la poursuite d'un ultra-libéralisme à tout crin
Les forces progressistes et communistes manifestent des inquiétudes de plus en plus fortes devant le pouvoir absolu qui est en train de s'arroger le leader du
parti islamiste.
En possession du pouvoir exécutif et législatif, exerçant un contrôle étroit sur le pouvoir judiciaire et éliminant les derniers garde-fous constitutionnels avec
la réforme de la Constitution, tirant avantage du soutien du pouvoir économique, Erdogan a désormais les cartes en main pour réaliser son programme affiché : la transformation de la Turquie en
régime présidentiel, soulevant la dérive d'un régime autoritaire voire dictatorial.
Telle est la crainte affichée par les communistes turcs* à l'issue du scrutin qui dénoncent un « gouvernement ayant usé toute sorte de méthodes illégales comme
les pressions, le chantage et la fraude ». Le Parti communiste turc (TKP) dresse un tableau de la situation « loin d'être réjouissant pour les classes laborieuses du pays ».
La persistance d'un vaste soutien populaire à l'AKP inquiète le TKP : « Pauvreté, chômage, fardeau croissant de la dette, effondrement total du système
judiciaire, le siège exercé par la réaction dans tous les aspects de la vie sociale et les pratiques de l'Etat policier, tous ces éléments n'ont pas suffi pour écarter les couches populaires du
vote AKP. C'est un problème ».
Après avoir dénoncé la dynamique du « vote utile » qui a joué à plein pour le CHP, privant le mouvement social en plein essor en Turquie de toute représentation
politique, et ce sans affaiblir l'AKP, le TKP réaffirme ses craintes d'un pouvoir absolu de l'AKP mais a espoir dans les capacités de réaction du peuple turc et dans l'explosion des
contradictions du régime :
« Dans un contexte de dégradation des conditions de vie pour les travailleurs de notre pays, avec les événements dans notre région, avec une économie nationale
extrêmement fragile, le fait que les scores élevés de l'AKP ne lui aient pas assuré, et le fait qu'une partie plus importante de la population se soit renforcée dans l'opposition à l'AKP,
donneront un sérieux mal de tête à l'AKP en dépit des 50% qu'il a remporté lors de ce scrutin. »
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